Une nounou ? Oui, mais avec de bons arguments !

[Quelques jours avant la noce.]

Il fallait qu'elle se décide. Il lui fallait prendre une nourrice, l'enfant allait arriver, sous peu. Elle avait ouïe dire qu'une femme avait mis bas quelques jours auparavant, au village du coin. Restait à savoir si elle voudrait nourrir le sien en sus.

Elle la fit donc convoquer au château, la voulant rencontrer. Installée dans un grand fauteuil, son Garde du Corps non loin, jamais loin, elle attendait. Odile était venue déposer quelques rafraichissements. Vins, petites mignardises.

Lorsque la femme entra, Delta ne bougea pas de son siège. Le Paraitre... bientôt, on l'appellerait baronne. Il fallait qu'elle s'y fasse.

Elle se frottait les mains, Annette, et pas de contentement. Elle avait peur... Elle avait peur qu'on ne la prenne pas. Et avec ce qu'elle avait fait la veille... Ce serait la fin. Elle s'était bien frotté les yeux, qu'ils soient rouges. Elle mit ses arguments en avant, montrer combien elle pouvait bien nourrir un enfant. Elle se composa une mine de circonstance, regard triste, sourire aux lèvres.

Bientôt, sa condition changerait. Elle le savait.

Elle entra dans le petit salon, remerciant la Dame, Odile, qui l'y avait menée. Elle s'arrêta sur le seuil avant de pénétrer plus avant dans la pièce. Elle regarda la Maitresse de maison, la grosse, un moment, tentant de lire sur son visage quelque sentiment, quelque... Rien. Puis ses yeux s'attardèrent sur l'homme qui était proche d'elle. Jolis yeux... Mais où était le Maitre, c'est lui qu'elle voulait voir...

Quand on lui fit signe de s'asseoir, elle le fit. Elle n'osait prononcer une parole tant l'atmosphère semblait lourde. Pour parvenir à ses fins, il lui fallait rester à sa place. Du moins en avoir l'air.

Il se tenait juste derrière sa Maîtresse. Juste derrière le siège sa Maîtresse. Enfin, derrière son fauteuil quoi.... Sa main posée sur le dossier, tout près de sa joue. Et il observait attentivement la nouvelle venue. Elle lui semblait tendue la petite, triste mais souriante quand même... Étrange mélange qui ne l'enlaidissait point. Plutôt gironde la peut-être future nounou. Non pas qu'il regarde les dames plus que ça, mais bon, il préférait côtoyer des personnes agréables de leur personne plutôt que...... Simon par exemple... Simon le mettait mal à l'aise chaque fois qu'il le voyait.

Il jugea des arguments de la dame. Il ne savait trop si c'était à leur volume qu'on pouvait décider si oui ou non elle serait apte à nourrir plus d'un enfant, mais si tel était le cas, elle semblait avoir de quoi.

Il détourna ensuite son regard, sachant que s'il était surpris par Delta, elle n'en serait pas ravie, et il regarda droit devant lui, impassible : il adorait la voir sourire, mais moins son regard sévère...

Jehanne, puisque c'est ainsi qu'elle se prénommait, Jehanne donc, regardait la nouvelle arrivante. Elle avait de bons arguments pour postuler à la place. Ronds, blancs, laiteux, bien pleins. Et au vu des légères auréoles, ils donnaient bien.

Delta l'observait comme une vache laitière, jaugeant de la bête qui nourrirait son enfant. A croire que le lieu faisait la dame... Elle s'ébroua un instant. Elle n'était pas comme ça, pas totalement. Elle sourit à la jeune femme, plus âgée qu'elle, néanmoins.

Ainsi, vous seriez prête à venir vivre en ce lieu avec votre enfant, pour nourrir le mien ? Il ne s'agit pas seulement de le nourrir, il faut lui parler, correctement, le vouvoyer, comme il se doit pour un enfant de Baron, lui apprendre la politesse, me le mener quand je le désire voir...

Vous aurez moins de temps pour votre propre enfant, vous rendez vous compte de la charge que cela vous apportera ? La tenue vous sera fournie, blanchie, le gite, le couvert. Et 15 écus journaliers, en sus.

Je vous veux discrète et efficace, que l'enfant n'ait besoin de rien, chacun de ses désirs réalisé dans la limite de la bonne éducation.

Elle se rendit compte qu'elle n'avait pas même entendu la femme parler... A quoi bon finalement ? Elle était déjà embauchée...

Passer son temps avec deux enfants... La phrase lui broya le cœur. C'est qu'Annette, Annette, pour être sûre d'avoir la place, qu'on ne vienne pas lui reprocher d'avoir un p'tit, Annette, elle l'avait laissé à d'autres, son chiard. Annette, elle voulait que l'Maître lui colle un polichinelle dans l'tiroir. Pis qu'il foute dehors sa femme et l'épouse elle. Parait que ça se fait beaucoup...

Il parait aussi que les bergères épousent les princes, pas les ramoneurs... C'est qu'elle les écoute les il parait, Annette, et pire, elle y croit. Bon, pour les époux qu'épousent la nourrice/femme de chambre/dame de compagnie (rayez la mention inutile), elle a oublié que, souvent, l'employée était plus jeune que l'épouse... Enfin, elle a envie d'y croire, Annette.

Surtout envie de croire qu'elle aura une belle vie. Pis, si c'est pas avec le Maître, elle trouvera bien... Le chef des domestiques, le garde de la porte... ou... le garde du corps... Enfin, elle trouvera bien du bon temps, ici. Mais elle l'aura, le Maître, elle le sait ! En plus, elle a des arguments, de très bons ! Même que son môme, il en redemandait !

Que m'dame la Dame s'rassure, m'dame, je n'm'occuperai que de son enfant. J'l'aimerai et j'le nourrirai comme que si c'était l'mien. Je l'promets à m'dame la Dame.

Il restait derrière elle. A sa place. Sa main près de sa joue, sentant sa chaleur tout près. Il regardait de temps en temps la nouvelle nounou potentielle. Elle avait l'air un peu délurée, non, ses arguments en avant comme ça...

Certes, ils étaient son outil de travail. Mais bon, elle n'avait jamais besoin de les dégainer en vitesse, non ? Enfin bon, ce n'était pas son affaire après tout. Lui, son affaire était de garder sa maîtresse, et il pensait remplir sa mission consciencieusement. Avec amour même! Et si Delta souhaitait engager cette dame, ce qui semblait être le cas, c'est pas lui qui l'en empêcherait !

Par contre, il la surveillerait. Pas la garder, non : ça c'était réservé à sa maîtresse, mais la surveiller. C'est que le gamin de Delta, il s'y attache, le Breton. Et il ne veut pas qu'il lui arrive quoi que ce soit de méchant...

Jehanne grimaça en entendant parler la nourrice. Il allait falloir remédier à cela, l’instruire, peut être. Faire en sorte qu’elle ne s’exprime pas ainsi devant sa progéniture. Il était hors de question qu’elle fasse ce mariage pour que le môme parle comme un charretier ! Ils verraient cela en temps voulu…

Annette, vous me ferez le plaisir de ramener votre enfant au château. Il n’est pas dit que l’héritier de Savié n’aura pas de frère de lait avec qui jouer en grandissant.

La solitude rend les enfants capricieux à ce qu’on dit. Et je ne sais quand l’enfant aura frère ou sœur. Il va sans dire que c’est une question qui ne nécessite nulle réponse autre qu’un « oui ». Me suis-je bien fait comprendre ?

Elle posa un long regard appuyé sur Annette jusqu’à ce qu’elle reçoive un signe qui lui montrait que oui, en effet, elle s’était bien faite comprendre.

Merci.

De plus, ne sachant pas quand j’accoucherai, il vous faudra maintenir le lait… Parait que les femmes, c’est comme les vaches, si on ne les traie pas… Le lait se tarit. Ce serait dommage, quand même, non ?

J’espère que vous ne me trompez pas sur vos capacités, Annette, que vous avez bel et bien de quoi nourrir deux enfants. Que vous avez la force de vous en occuper. Que la marchandise est bonne.

J’imagine que vous voyez ce que je veux dire, non ?

Et Delta de tourner un peu la tête, de poser la joue, ainsi, sur la main de son Gardien, de son Breton… De son homme, enfin. Savourer une fugace caresse immobile avant de diriger à nouveau son regard vers celle qui nourrirait son enfant.

Elle n'y croyait pas, Annette, il fallait qu'elle ramène son fils ? Mais là... le Maître, il ne la regarderait pas... Quoique... Ramener son fils et s'occuper des deux, bien, bien en vue... Sourire beaucoup, bien travailler... Être appréciée pour la qualité de son travail... Peut-être...

Et la Dame doutait de ce que sa marchandise était bonne, ou non... Le seul qui pourrait, ici, en apprécier la qualité, c'était le garde du corps. Annette se dirigea vers lui, la main sur le cordon de son corsage.

M'sieur acceptera bien de vérifier que je ne trompe pas m'dame, Dame ? Après, j'irai chercher m'n'éfant... Et mon bagage, puisque l'affaire est dite !

Et de faire un sourire à sa nouvelle patronne, attendant un signe, un geste pour lui dire de faire tâter, ou non, l'argumentaire de son entretien d'embauche.

Il regarda les deux femmes, quelque peu effaré... Delta, sa Maîtresse et patronne, et Annette la nounou qui semblait un peu amatrice de gringue. Avait-il bien compris Annette ? Allait-il devoir valider la teneur de ses arguments ? Il songea un instant... Non pas que cela le rebutât : les arguments d'Annette semblaient être de poids. Mais il n'était pas sûr de la réaction de sa patronne. Ou plutôt... il en était sûr justement.

Il se força donc à tourner la tête, accrochant le regard réprobateur de Delta, rougissant un peu sous l'impact. Cette petite allait lui causer des ennuis si elle continuait comme ça ! Il fit un grand sourire, un peu bête sans doute, à Delta, espérant faire disparaître son regard courroucé au profit d'un de ces sourires dont elle seule avait le secret.